Cauchemar linéaire

Previously on Lively.
Dans notre avant-dernier numéro (de septembre), nous avons voyagé dans le temps à l’époque de ces pionniers de l’économie circulaire qu’étaient les chiffonniers.

Où l’on a appris que le XIXe siècle pouvait être considéré (avec un peu d’anachronisme conceptuel, certes) comme l’un des âges d’or de l’économie circulaire avec des déchets ramassés et recyclés en très grande quantité pour une industrie en pleine expansion et avide de matériaux et de ressources.

Et puis, entre hygiénisme et innovation technologique, ce système circulaire a fini par s’effondrer tandis que se dessinait à l’horizon le spectre de l’économie linéaire et du consumérisme.

Oui, oui, on sait tout ça, Lively. Mais on veut connaître la suite.

Vous êtes sûr·e·s ?
Je vous préviens, ça va être terrible.
Ce sont les graines de l’enfer de déchets que nous vivons aujourd’hui qui ont été semées lors de ces décennies qui vont suivre…
Et vous voulez vraiment connaître la suite ?

Oui !!!!!

Bon d’accord. Installez-vous confortablement.
Je règle notre Time Machine et…
C’est parti.


Le temps des destructeurs et des décharges

A l’image de ce qui se passe à Paris, le glas du recyclage des déchets ménagers à la fin du XIXe siècle sonne également dans les grandes villes européennes.
Les déchets deviennent alors un mélange de matières diverses impossibles à valoriser, considérées par tous comme sales, voire dangereuses, assimilées aux excréments.

Il faut à tout prix les « éliminer » (du latin eliminare, littéralement mettre en dehors des limites, mettre hors les murs ou mettre à la porte), s’en débarrasser, les détruire.

Et c’est alors que, progressivement, le génie de l’innovation industrielle s’est mis au service de cette politique d’élimination hygiéniste largement inspirée des travaux de pasteurs sur la propagation des maladies.
En Angleterre, par exemple, on développe les « Destructors » les premiers fours d’incinération des ordures ménagères qui, la plupart du temps, vont alimenter en chaleur des machines à vapeur fournissant travail mécanique et électricité.

L’incinération est d’ailleurs très appréciée des hygiénistes qui y voient un « feu purificateur », l’expression symbolique du Grand Progrès.
A partir du premier quart du XXe siècle, la décharge prend le relais de l’incinération quand la capacité des incinérateurs est dépassée ou, au contraire, là où les flux de déchets sont trop faibles pour « rentabiliser » l’investissement dans un incinérateur.


La Senne de Bruxelles, victime des temps nouveaux

À Bruxelles, ce mouvement hygiéniste atteint son apogée avec le « voûtement » de la Senne.
Entre 1867 et 1871, la Senne va être enfouie sous terre. Il faut dire que la pauvre rivière servait essentiellement d’égout à cette époque et était source d’épidémies relativement fréquentes.
Ces gigantesques travaux vont profondément modifier la physionomie de la ville.

Chantier du voûtement de la Senne dans le centre de Bruxelles en 1867 – Source : Wikipedia

Bruxelles possède un réseau d’égouts depuis le XVIIème siècle, mais il est bien défaillant et ne dessert pas tous les quartiers, loin de là. Il faudra attendre 1894 pour qu’une loi impose enfin le tout-à-l’égout, c’est-à-dire que chaque maison, chaque bâtiment, soit enfin raccordé aux égouts.

Photographie des travaux du voûtement de la Senne à Bruxelles, fin du XIXème siècle : construction des égoûts.
Source : JeRetiens

C’est aussi de cette époque que date le premier incinérateur bruxellois. En effet, la population croît rapidement.
Le stockage et l’élimination des déchets deviennent donc des défis majeurs.

La Ville chercha des solutions et vota des crédits pour y parvenir. L’échevin des Travaux Publics de Bruxelles, Charles Janssen, se rendit à Leeds, en Angleterre, en octobre 1887 afin d’y étudier un nouveau procédé : l’incinération des ordures. Son rapport fut plutôt concluant et la Ville en accepta le principe. Il fallut par contre attendre l’accord de la commune de Molenbeek sur le territoire de laquelle le nouvel incinérateur devait être construit. Celle-ci refusait toute manipulation d’immondices à proximité de son territoire et donc, bien évidemment dessus.

Or avant de brûler les détritus, il fallait les trier.
Des crédits furent votés, des essais tentés et réussis et finalement, après bien des difficultés, les fours furent allumés le 23 juillet 1903.
Une cheminée dominait le site du haut de ses cinquante mètres.
Ce premier incinérateur fonctionna jusqu’au 17 mai 1918 (Source Lire & Écrire).
Il fut désaffecté car les charges et les frais d’entretien étaient assez élevés.
À partir de ce moment, les immondices, toujours évacuées par bateaux, furent déversées sur un terrain marécageux le long du canal de Willebroeck, à 18 km de la ville.
Puis sur d’autres terrains.


Les débuts de la fin

En matière de déchets, la première partie du XXe siècle est marquée par différents phénomènes qui vont lentement envenimer la situation.

Tout d’abord, avec l’avènement de la chimie et de l’ingénierie, les déchets se complexifient.
Alors qu’au siècle précédent, les matériaux constitutifs des ordures et des immondices étaient beaucoup plus proches de l’état naturel (chutes de bois, os, tissus, ferrailles…).
Mais apparaissent alors des matières qui se prêtent beaucoup plus mal à une désagrégation naturelle, et, en particulier les matériaux de synthèse (caoutchoucs de synthèse, polyesters, polyéthylène, silicones, etc.) et, bien sûr, les plastiques qui, lentement, prennent une place de plus en plus importante.

Dans le même temps, cette vision hygiéniste matinée de fascination industrielle touche aussi le secteur de la chimie et de la production agricole.
Aux engrais naturels de l’épandage sont progressivement privilégiés les engrais chimiques.
Ainsi, en Belgique, dès 1886, les communes, les unes après les autres, interdisent l’usage de l’épandage des matières organiques sur leur territoire au profit des engrais industriels.

L’autre phénomène qui marque cette période, c’est l’absence de cadre légale pour la gestion de ces déchets.
C’est ainsi qu’en Belgique, il faudra attendre l’après Seconde guerre mondiale pour que la gestion des déchets fasse l’objet de réglementations nationales.
Si elle s’organisait de manière cohérente dans les grandes villes, ce n’était souvent pas le cas dans les petites communes qui les géraient comme elles le pouvaient.
Et chez nos voisins français, la première grande loi sur la gestion des déchets date du 15 juillet 1975. Elle oblige chaque commune à collecter et à éliminer les déchets des ménages.


Plastic Age & suremballages

A l’exception des périodes des deux Guerres mondiales à l’occasion desquelles il fallait recycler au maximum (surtout les métaux) pour faire plus d’armes, d’abris et de bombes, le XXe siècle est véritablement l’Âge noir du gaspillage et de la pollution.

Si l’entre-deux guerres est encore relativement calme (bien que de nouveaux matériaux de synthèse aient été créés à cette époque), c’est surtout au lendemain de la Libération qu’émerge l’Ère du Jetable et des Déchets.

L’Europe est en ruines, l’Amérique capitaliste a libéré le monde (façon de parler, bien sûr) et l’Occident donne le ton.

Le souffle de l’hyper-consommation. New York 1948.
Source : Wikipedia

Boom démographique, Trente Glorieuses, insouciance, consumérisme, propriété, signes extérieurs de richesse… les habitudes et les cultures changent vite.
Le recyclage est un truc de pauvres.
Nous, on achète et on jette. C’est trop facile et c’est trop bien.

Les Européens deviennent plus personnels et plus nomades. Leur maison se transforme, s’équipe, on s’offre une salle de bains, des chambres plus petites mais individuelles, un mobilier plus éphémère…
À l’essor de la restauration hors domicile répond le développement du prêt-à-consommer et des produits emballés et faciles à emporter : chips, barres céréalières, gâteaux en sachets individuels, canettes de sodas…

Bienvenue dans les Trente Glorieuses.
Ôde à la consommation de masse.
Appareils ménagers au Phare, Liège – 26 mars 1962
© Province de Liège, Musée de la Vie wallonne

Les repas se déstructurent au profit du grignotage.
Les menus à la carte remplacent le repas identique pour tous.
Oubliées, les traditionnelles tartines beurre-confiture du petit déjeuner : selon ses goûts, chaque membre de la famille choisit désormais biscottes, céréales ou biscuits, yaourts à boire ou en pot… (Source : Ecoemballages.fr)

C’est ainsi que s’est répandu sur le monde le modèle qu’on appelle aujourd’hui « économie linéaire », qui consiste à extraire les matières premières, les transformer en produits, consommer ceux-ci et les jeter dès qu’on en veut plus.
Ce qui se résume à transformer des ressources naturelles en déchets, plus ou moins rapidement.

Le bonheur en consommant.
Image d’une époque (heureusement) révolue.

Bien évidemment nous savons depuis les années 1970 que ce modèle, globalisé au cours du XXe siècle, n’est pas tenable, tant parce qu’il a pour effet d’accumuler des déchets dans différents compartiments de la biosphère que parce qu’il conduit à l’épuisement des ressources dont le renouvellement est lent par rapport à notre dynamique de consommation.


Sortir de l’enfer des déchets

Schématiquement, cette culture consumériste du jetable a culminé dans les années 1980 (« le plastique, c’est fantastique »), à peu de choses près en même temps que la pensée néolibérale qui nous disait que la réussite, c’était la propriété et le mépris pour ceux qui n’avaient pas de grosses voitures.

Les déchets se sont accumulés. On les a envoyés dans les pays pauvres pour ne plus les voir.
Ils ont fini dans les océans pour finir par constituer un véritable continent. Et c’est ignoble et écœurant.

Une plage souillée.
Photo : Antoine Giret.

Lentement, très lentement, nous sortons de cette culture mortifère pour tenter de corriger ces erreurs du passé.
En investissant dans de nouveaux process et de nouvelles techniques, ce qui est bien mais très probablement insuffisant.

En changeant notre regard sur la consommation.
C’est mieux déjà. La propriété n’est plus un symbole de réussite.
On peut même espérer qu’un jour prochain, le désintéressement, la solidarité et le respect de la nature seront des valeurs beaucoup plus importantes que d’avoir une nouvelle voiture.

C’est une étape-clef mais ça exige que nous soyons suffisamment nombreux sur cette voie.


Et recycler ne sera pas suffisant

Elaboré au début du XXIe siècle en réponse à ce constat, le modèle de l’économie circulaire est aujourd’hui considéré comme l’alternative la plus crédible au modèle linéaire… à condition évidemment de bien le définir et surtout de ne pas l’identifier au seul recyclage.

Aujourd’hui comme au XIXe siècle, le bouclage des flux de matière, bien que nécessaire, n’est pas suffisant pour mettre en place une économie réellement, vertueusement circulaire et, donc, sobre en matière et en énergie, alors que cette mise en place est une urgence.

Ce n’est pas suffisant car, même si on parvenait à tout recycler à 100%, ce qui est loin d’être techniquement faisable, cet apport de matière ne parviendrait pas à répondre à la demande causée par la croissance de la consommation aux taux que nous connaissons à l’échelle mondiale [1], tout comme au XIXe siècle le chiffonnage n’est finalement plus parvenu à alimenter suffisamment l’industrie du papier.

A la différence du XIXe siècle, nous ne sommes pas a priori sous la menace d’une série d’innovations et de mouvements hygiénistes qui menaceraient le recyclage des déchets.

Par contre nous ne sommes pas à l’abri d’effets secondaires induits par la réduction des principes de l’économie circulaire au seul recyclage : par exemple, la fausse bonne conscience que pourrait nous apporter le recyclage de nos déchets pourrait nous conduire à ne rien modifier à notre système de production/consommation, à maintenir un taux de croissance de la consommation de matière et d’énergie insupportable et à ne pratiquer qu’une illusion d’économie circulaire.

Mettre en place une économie véritablement circulaire nécessite de réduire considérablement le taux de croissance de notre consommation de ressources peu et lentement renouvelables. L’écoconception, les comportements éco-responsables, l’économie de la fonctionnalité sont autant d’exemples de solutions pouvant conduire à cette nécessaire transition.

Et changeons nos habitudes.

Arrêtons de tout acheter, le XXe siècle est terminé.

Christmas Resistance – Photo : Scott Beale

[1] Arnsperger, C., & Bourg, D. (2016). Vers une économie authentiquement circulaire. Revue de l’OFCE, (1), 91-125.


Crédits Photos

Photo A la Une : Poupée caddy dans un magasin de Marrakech. Alain Bachellier

Un article co-écrit par Christian & Dan


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