Un cheveu dans la soupe

Non mais quel titre ridicule !
Oui, on sait, mais c’est pour que vous veniez lire l’article.
OK. Un peu bof mais bon.
Et il parle de quoi votre article ?

Alors, c’est simple : de créativité.
Ah ? OK. C’est vrai que ça pourrait nous intéresser.

Super ! Je le savais !

Alors, allons-y.
Si on veut vous parler aujourd’hui de créativité, c’est parce que c’est indéniablement l’une des principales caractéristiques de l’économie circulaire.
Portés par les vents chauds de la relocalisation, de nombreux entrepreneurs font preuve d’une imagination débridée (conjuguée à une efficacité redoutable) pour développer des activités nouvelles qui mêlent rentabilité économique, circularité et innovation.

Et, pour le coup, là, on a découvert un projet particulièrement original que nous tenons à vous faire découvrir.

Le pitch ?
Des cheveux récoltés chez les coiffeurs pour dépolluer les rivières.

Hair Recycle

Ah. Intéressant, effectivement. Et d’où le titre.
Ben oui, quand même.
Vous pouvez développer ?

Bien sûr ! Et, justement, pour nous en parler, Patrick Janssen, l’un des fondateurs de la société Dung-Dung qui porte le projet Hair Recycle.


Des boudins et des carpettes

Bonjour Patrick !
Nous avons attrapé le lecteur avec cette histoire de cheveux dans la soupe.  Mais, si on ne veut pas le perdre, faudrait vite expliquer le truc.
Alors, c’est quoi alors l’idée ?

« Hair Recycle, que nous avons lancé fin de l’année passée, mon associée Sihem Liazoghli et moi, c’est un projet qui a pour objet de collecter les cheveux principalement auprès des coiffeurs pour fabriquer des boudins et des carpettes qui nous permettront de traiter des problèmes de pollution aux hydrocarbures ».

Je vous l’avait dit, c’est pas commun.

Et qu’est-ce qu’on va en faire concrètement ?
On nettoie les océans ?

« Oui, par exemple. C’est ce qu’ont fait notamment les gens de l’ONG américaine Matter Of Trust qui est à l’origine du concept.
Au début des années 2000, alors qu’une marée noire frappait les côtes du pays, ils ont lancé un appel et reçu des cheveux du monde entier avec lesquels ils ont créé des boudins et des carpettes qui ont permis de résoudre une partie de la catastrophe.
Depuis, ils ont fait évoluer le projet et nous avons voulu le mettre en place en Belgique ». 

L’équipe de Matter of Trust en action.

Justement, chez nous, ça pourrait servir à quoi ?

« Qu’est-ce qu’on peut faire avec ça en Belgique ?
En fait, énormément de choses.

On ne s’en rend souvent pas compte mais à chaque fois qu’il y a des huiles ou des hydrocarbures, il y a potentiellement des fuites et donc un risque de pollution.

Prenons quelques exemples : Les vieilles citernes à mazout peuvent avoir des fuites qui peuvent s’écouler dans les petits cours d’eau ou les rivières et créer des micropollutions qui peuvent être extrêmement nocives pour l’environnement.

Autre exemple : les stations VHU (Véhicules Hors d’Usage).
Depuis 2010, l’Europe impose que 90 à 95 % de ces véhicules en fin de vie soient complétement recyclés. Or, quand on les démonte, il y a très souvent des fuites d’huile de freins ou de moteur qui s’échappent et qu’il faut absorber, récupérer et traiter.

Un troisième exemple très concret, ce sont les bassins d’orage.
Rien qu’en Wallonie, il y a près de 500 kilomètres d’autoroutes et tous les deux kilomètres environ, il y a un bassin d’orage qui récolte les surplus d’eau ou de neige.
Or, avec la quantité de voitures et de camions qui circulent, il y a toujours des pollutions aux hydrocarbures qui finissent par se déposer sur les surfaces d’eau collectées dans les bassins d’orage.

Un quatrième exemple que je pourrais citer, ce sont les Recy-Parcs dans lesquels les gens viennent déposer leurs huiles usagées.
Là-aussi, il y a très souvent des petites fuites qui s’accumulent et qu’il faut absorber.

Et il y a encore de très nombreux exemples de situations pour lesquelles nous devons développer des solutions de dépollution ».

Des boudins de cheveux pour dépolluer les rivières.

Magic Cheveux et la dépollution

On comprend l’idée et le besoin.
Mais, nom d’une pipe, pourquoi des cheveux, Patrick ?

« Eh bien, ce qu’il faut savoir, c’est que le cheveu est un matériau assez incroyable.
Il est hyper-résistant car il peut supporter plusieurs milliers de fois son propre poids en termes de résistance.
Mais surtout, et c’est ça qui nous intéresse, il est lipophile, cela signifie qu’il absorbe les matières grasses et les huiles ».

« Il a ainsi été établi qu’un kilo de cheveux peut absorber jusqu’à 8 litres de pétrole ».

Patrick Janssen – CoFondateur du Projet Hair Recycle

« L’autre propriété remarquable des cheveux, c’est qu’ils sont recyclables presque éternellement.
On peut donc nettoyer le boudin absorbant ou la carpette absorbante et les réutiliser jusqu’à 8 fois pour traiter des problèmes d’hydrocarbures.

Cela étant, ici se pose évidemment la question de savoir avec quoi on les nettoie. Avec de l’eau et des produits ? Qui eux ne sont peut-être pas écoresponsables ? On n’a pas aujourd’hui de réponses définitives. Mais, à tout le moins, les cheveux ont cette capacité de recyclabilité qui est très importante.

Et pourquoi le cheveu est lipophile ? 
Parce que quand on zoome sur un cheveu avec un microscope, on voit que sa structure est en écailles.
Et ces micro-écailles récupèrent les microgouttelettes d’huile et de matières grasses. C’est cela qui explique cette capacité très particulière des cheveux ».  

Zoom sur un cheveu : On comprend mieux.

Créativité opérationnelle

On vous l’avait bien dit, ce projet c’est l’illustration de la créativité en action et mise au service de valeurs profondes (celles que nous partageons).
Mais, dis-nous, Patrick, comment une idée aussi farfelue a pu vous venir à l’esprit ?

« Le fait est que ça a été un long chemin.
Cela faisait près de deux ans que Sihem et moi nous regardions comment nous pourrions nous investir dans des projets d’économie circulaire.

Nous avions vraiment la conviction, tous les deux, que l’avenir, ou en tout cas, un avenir certain du développement de nos villes passe par l’économie circulaire. C’est vraiment la voie à suivre.

Au début, on n’a pas trouvé le projet qui nous convenait.
Et puis, avec la crise sanitaire, on a eu un peu plus de temps pour réfléchir. On a étudié pas mal de types de déchets et d’opportunités de réutilisation et de valorisation avec vraiment cette idée de développer une activité de fond en économie circulaire ».

« On s’est d’ailleurs rendu compte qu’il y avait déjà beaucoup de choses qui étaient faites dans le secteur de l’économie circulaire et qu’il était, pour nous, plus intéressant de s’intéresser à un déchet qui n’était pas encore traité ».

PATRICK JANSSEN – COFONDATEUR DU PROJET HAIR RECYCLE

« De fil en aiguille, de recherche en recherche, on a découvert cette utilisation des cheveux pour faire de la dépollution.
On s’est demandé alors si cela avait du sens de le faire chez nous ».

Vous avez essayé alors, j’imagine ?
«  Oui, bien sûr !
On a nous -même testé en allant chercher, entre deux confinements, des cheveux chez notre coiffeur, puis on a fabriqué notre petit boudin. Ensuite on a été cherché du diesel rouge de chauffage à une station à Bruxelles (du rouge parce que le gasoil classique est jaune et, donc, il ne se voit pas dans l’eau).
Et là, on a vu qu’effectivement, ça fonctionnait super-bien ! »

« On a fait notre petit boudin de cheveux avec un vieux bas nylon et c’était très, très convaincant ! »

PATRICK JANSSEN – COFONDATEUR DU PROJET HAIR RECYCLE
Les boudins de cheveux gorgés de pétrole.

Imaginer ce boudin de cheveux se remplir de diesel rouge dans la baignoire de Patrick… effectivement, ça devait être quelque chose.
Et voilà, comment on tient une bonne idée.


Circularité + Protection de l’environnement + Rentabilité = Hair Recycle

Cela étant, une bonne idée, ça ne suffit pas toujours.
Encore faut-il qu’elle soit économiquement viable.

Mais ça, vous y avez bien pensé, n’est-ce pas, Patrick ?

« Oui, tout à fait.
Au niveau du Business Model, on peut estimer qu’il y a deux sources de revenus pour notre projet.

La première, c’est en invitant les coiffeurs à nous rejoindre selon une formule d’adhésion annuelle.
Avec 26.000 coiffeurs en Belgique, la profession constitue le deuxième secteur d’activité de contact chez nous. Et ce sont près de 1.000 tonnes de cheveux qui sont coupés et jetés chaque année et qui représentent donc une source potentielle de matière première importante.
Les cheveux représentent d’ailleurs la moitié de la poubelle d’un coiffeur. Et, pour info, 1.000 tonnes de cheveux cela représente environ 300 tonnes d’émission de carbone qu’on peut économiser ».

Le sac à cheveux et la coiffeuse.

Et quel est l’intérêt pour un coiffeur ? 

« Dans ce système, nous leur enlevons environ la moitié du contenu de leurs poubelles, ils économisent donc sur leur taxe commerçant, laquelle est évaluée en fonction du volume de leurs déchets.
A partir du moment où ils ont moins de déchets, cette taxe va diminuer. Dès lors, plutôt que de donner cet argent pour envoyer ces déchets à l’incinérateur, ce qui n’est évidemment pas idéal, nous les invitons à contribuer pour que ces déchets, les cheveux, soient recyclés.

On leur demande donc simplement une participation en fonction de la taille de leur salon et du volume de cheveux qu’ils nous font parvenir.
On a ainsi 3 formules : 30, 50 ou 70 euros par an de contribution et cela comprend, bien sûr, la fourniture des sacs à cheveux que nous leur envoyons, des sacs en papier kraft recyclable, dans lesquels ils collectent leurs cheveux et qu’ils nous renvoient, une fois qu’ils sont remplis ».

Le fameux sac à cheveux.
Bien pensé tout ça.

Tout bonus pour les clients

Déjà, ça c’est bien pensé. Bien vu, Patrick.
Et, du coup, c’est qui vos clients ?

« C’est notre deuxième source de revenus.
Ces clients, ce sont ceux auprès desquels on va commercialiser nos produits recyclés.

Aujourd’hui, il existe des boudins en polymère qui sont utilisés dans un marché qu’on estime à plusieurs milliers de boudins vendus chaque année.
Il faut savoir qu’un boudin en polymère n’est utilisable qu’une seule fois et coûte entre 80 et 140 € pièce.
Nous, nous estimons le coût de fabrication de nos boudins en cheveux à un prix entre 12 et 15 €.
Vous imaginez, dès lors, les économies qui pourraient être réalisées avec la commercialisation de ces boudins de cheveux ».

Le fait est qu’a priori, ca pourrait vouloir dire des marges intéressantes.
Et un Business Model plus que crédible.


Être fidèle à ses valeurs

A première vue, Patrick ne ressemble pas vraiment à un rêveur utopiste néo-révolutionnaire, ce serait plutôt le genre chef d’entreprise sérieux et propre sur lui.
Du coup, chez LIVELY, on se demande toujours ce qui motive ces entrepreneurs à se lancer dans cette économie vertueuse qu’est l’économie circulaire.

Ni une, ni deux, on lui a posé la question.

« L’histoire qu’il y a derrière ?
En fait, après des années à travailler dans différents secteurs de l’économie linéaire classique, il m’est clairement apparu qu’on n’était sans doute pas sur la bonne voie et qu’il était temps pour moi de m’investir sur cette autre voie qu’est l’économie circulaire.

C’est peut-être un peu plus personnel, mais c’est vrai aussi que j’ai toujours été plus attiré par des projets qui avaient une vocation sociale ou une utilité publique, qui permettaient de valoriser les gens. Cela a toujours été un peu le fil rouge qui a guidé mes choix et mes activités.
Et, de fil en aiguille, on rencontre des gens, on discute et puis on découvre des choses. Jusqu’au jour où on se dit : ‘Mais en fait oui, ça fait sens ou ça me parle’»

« Il n’y a pas vraiment une chose qui en a amené une autre.
C’est plutôt un ensemble de petites choses qui, à un moment donné, se cristallisent pour devenir une idée, puis un projet ».

PATRICK JANSSEN – COFONDATEUR DU PROJET HAIR RECYCLE

« Et, en termes d’organisation, nous sommes deux dans cette histoire : Siem, mon associée, qui est médecin de formation et qui travaille dans le secteur médical depuis plus de 25 ans.
Et puis, moi qui ai plus un parcours commercial, depuis 25 ans aussi environ.
Et donc, on se répartit le travail en fonction de nos backgrounds et de nos expériences. Moi, plutôt la partie contact, commerciale et relation clients. Et elle est plutôt sur la partie technique du projet ».


A tout ceux qui sont tentés

L’entreprenariat dans l’économie circulaire se dessine tout doucement comme une tendance de fond.
Ils sont, en effet, de plus en plus nombreux ceux qui se lancent dans ce type de projets entre convictions éthiques et envie de changer de vie.

Et ça, chez LIVELY, on trouve ça passionnant.
Chaque histoire, chaque projet est une pierre dans le mur que nous essayons de dresser ensemble contre la destruction du monde.
Alors, à chacun d’eux, on aime demander ses trucs et ses conseils. Les bons plans et les astuces à partager…

Et voici ceux de Patrick, riche des premiers enseignements de ce projet original :
« Je pense qu’il faut vraiment croire à ses idées. Il faut être ouvert et accepter que les choses changent, mais en même temps, il faut garder ses valeurs.
Ça c’est très important. Et une autre chose, absolument fondamentale, c’est de s’ouvrir aux autres, de partager ses idées, de les confronter à celles des autres et d’en discuter. Et de trouver les bons partenaires, aussi.

« C’est important, parce que finalement, même si on a une idée complètement originale, il y a certainement quelqu’un d’autre qui a fait quelque chose de proche et qui a permis d’arriver à quelque chose ».

PATRICK JANSSEN – COFONDATEUR DU PROJET HAIR RECYCLE

« Nous par exemple, les gens de Matter of Trust, on les a tout de suite contactés, on a tout de suite discuté avec eux.
On aurait pu se dire : ‘Non, ils ne vont pas trouver ça chouette’, ou que nous ne sommes pas les bonnes personnes pour pouvoir penser un projet comme celui-là. Mais non, pas du tout !
Au contraire, ils trouvaient ça super et ils nous ont encouragés, ils nous ont donné accès à de l’information, et aussi des conseils.

Donc c’est important de s’ouvrir, de partager son projet.
Je pense que c’est une des choses les plus importantes et ça permet assez vite de pouvoir recentrer le projet, le remettre dans la bonne direction. On part avec une idée de départ et puis il ne faut pas avoir peur que l’idée de départ ne soit pas celle qui après quelques mois est celle qui se réalise.
Ca ne se passe pas forcément comme on l’avait imaginé, mais c’est normal.

Je crois qu’on reste pertinent tant qu’on réussit à garder ses valeurs, quel que soit le développement qu’il y aura dans le projet ».

Merci beaucoup, Sihem et Patrick ! Un magnifique projet !

Et un petit mot pour la fin ?

« J’espère de tout cœur que, pour ceux qui sont déjà dedans et pour ceux qui n’y sont pas encore, ça va les encourager de voir qu’il y a tous les jours de nouveaux projets qui se créent.
Parce qu’il y a encore beaucoup, beaucoup de choses à faire.
Donc, ensemble, continuons. Continuons comme ça ».

PATRICK JANSSEN – COFONDATEUR DU PROJET HAIR RECYCLE

Et un petit message de Sihem et Patrick qui recherchent un associé néerlandophone.
A bon entendeur. Merci !


SOURCES

Crédit Photos : Hair Recycle
Et un grand merci à toutes les coiffeuses et coiffeurs qui participent à ce projet et qui partagent leurs photos.


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