Chiffonniers & Cie

Notre monde croule sous les déchets.
Et c’est un problème gravissime, nous le savons tous.

Pourtant, la notion de déchets telle que nous la comprenons aujourd’hui est relativement récente.
C’est véritablement un fléau de notre époque contemporaine, un drame de notre temps.
C’est ce que nous enseigne l’Histoire.

Et, pour décider où nous voulons aller, nous devons savoir d’où l’on vient.
Pour en savoir plus, Lively, votre webmagazine, vous propose donc une petite ballade éclairante dans notre passé.


L’économie circulaire, ce n’est pas le recyclage

Il est encore (trop) fréquent aujourd’hui de confondre économie circulaire et recyclage.

Une étude de 2017 (1) mettait, en effet, en évidence le fait que pour une grande majorité de personnes, y compris au sein du monde universitaire, les deux notions étaient encore largement assimilées.

Ainsi, sur 114 références bibliographiques analysées dans la littérature scientifique et technique, 79% citaient le recyclage comme principe de l’économie circulaire, tandis que seulement 55% citaient également la réduction des déchets et encore moins (30%) la hiérarchisation des solutions (par exemple, au moyen de l’échelle de Lansink).


On le voit donc, même au sein du monde académique, le concept met du temps à s’imposer.
A noter d’ailleurs que dans cette même étude de 2017, la prospérité économique était encore citée comme la composante principale du développement durable (46 %), loin devant la dimension environnementale (38%) et l’équité sociale (20%).

Quant au souci de protéger les générations futures, n’en parlons même pas (1%).

2017, ce n’est pas si vieux pourtant…

Parce que, certes, le recyclage fait partie de la « boîte à outils » de l’économie circulaire (et c’est même un outil indispensable), mais réduire l’économie circulaire à la seule dimension du recyclage serait non seulement une erreur mais une faute grave.

Il suffit de se tourner vers un passé pas si lointain, le XIXe siècle en Europe pour s’en rendre compte…


Des ordures, pas des déchets

Evidemment, à cette époque, il n’était pas question de parler d’économie circulaire ou de développement durable, ni même de recyclage ou de réduction des déchets.

D’ailleurs on ne parlait même pas de déchets, en tout cas pas pour désigner la même chose qu’aujourd’hui.

On parlait d’ordures et d’immondices, et cela concernait surtout les excréments et tout un cortège de matières putrescibles qu’il n’était pas rare de retrouver sur la voie publique.
On parlait aussi de ferrailles ou de débris de toutes sortes, et quand on parlait de déchets on désignait ce qu’on appelle aujourd’hui des chutes, des restes de fabrication, comme les chutes de bois, de métal ou de tissu.

Certains de ces chiffonniers étaient même appelés des “collectionneurs d’os” qu’ils ramassaient pour les vendre à des usines qui en faisaient notamment du savon.
Source : Wikipédia

Matières premières

Le tissu, justement !
Quelle matière extrêmement précieuse entre les années 1800 et les années 1870 dans les grandes capitales européennes, et surtout sous sa forme alors la plus recherchée : le chiffon !

Et pourquoi cela, nous demanderez-vous ?

Et bien parce que le chiffon, ce bout de tissu usagé et souvent bien sale dont on ne peut plus rien faire chez soi, qui n’est même plus bon à briquer les meubles, était un vrai trésor pour une industrie alors en plein boom économique : la fabrication du papier.

En effet, depuis l’adoption de cette invention chinoise par les Arabes au Haut Moyen-Âge, le papier était fabriqué à partir de chiffons de lin, de chanvre puis, plus tard, de coton.
Au Moyen-Âge, le papier se diffuse alors en Europe et devient de plus en plus populaire avec l’invention de l’imprimerie à la fin du XVe siècle.

Puis, au XIXe siècle en Europe, les progrès de l’alphabétisation et les remous politiques s’accompagnent d’une explosion de la demande en supports de l’écrit.
L’édition et l’impression de livres et surtout de journaux deviennent de véritables industries.
La demande en chiffons pour produire le papier est gigantesque
.

Se met alors en place un système de collecte au cœur des villes et surtout des grandes capitales.

Les merveilles de l’industrie, 1873.
“Coupeuse mécanique des chiffons”
Source : Wikipédia
Les merveilles de l’industrie, 1873.
“Atelier de triage et de découpage des chiffons”.
Source : Wikipédia

La noblesse du chiffonnier

Les chiffonniers, chevilles ouvrières du système, ramassent sur les trottoirs les tas de chiffons déposés là par les habitants et les cèdent à des intermédiaires qui les revendent en gros aux industriels du papier, moyennant de coquets bénéfices.

Chiffonniers parisiens ramassent du papier.
Source : PICRYL

Paris comptera jusqu’à près de 12 000 chiffonniers officiellement enregistrés en 1872 (2) mais on reconnaît en général qu’ils devaient être en réalité beaucoup plus nombreux.

Contrairement à ce que leur nom indique, les chiffonniers ne ramassaient pas que des chiffons dans les tas « d’ordures » que l’on entassait sur le trottoir à leur intention.
L’industrie du papier n’est en effet pas la seule industrie en forte demande de matières premières en ce siècle de révolution industrielle, d’explosion de l’offre et de la demande en produits de plus en plus diversifiés et en quantités de plus en plus importantes.

Un chiffonnier parisien en 1899
Source : Wikipédia
Chiffonniers parisiens – 1913 (date estimée)
Source : Look & Learn

Le contenu-type d’une hotte de chiffonnier a été décrit par le journaliste Louis Paulian (1847-1933) (3) et on y trouve un apparent bric-à-brac qui nous fait aujourd’hui sourire mais qui montre l’étendue de ce qui se recyclait à l’époque en plus des chiffons :

Papiers et cartons (pour en refaire du carton, très utilisé à l’époque y compris pour faire des meubles, très à la mode !), verre cassé, os, coquilles d’huîtres et d’escargots, boîtes de sardines, dorure des assiettes, vieux souliers et vieilles bottines, peaux de lapin, bouts de cigare, croûtes de pain, éponges, bouchons, cheveux (et oui, pour en faire des perruques !), tout ce qui était en caoutchouc (tuyaux mais aussi bretelles, élastiques de bottines, fixe-chaussettes et autres jarretières) et jusqu’aux vieux chapeaux, aux crinolines et aux corsets.

L’industrie était alors un ogre qui dévorait tout !
Un véritable âge d’or du recyclage.

Cheveux pour dames – Affiche de 1880
Source : Gallica / BNF

La fin d’une époque

Mais (et c’est là que l’Histoire devient diablement éclairante pour nous autres citoyens du XXIe siècle) tout cela n’a pas duré.
Tout cela s’est même effondré, pour reprendre un terme devenu très à la mode ces dernières années.
Et ce fut assez brutal.

En effet, dès les années 1850, les prix de certaines matières premières, dont le papier, flambent tant la demande excède ce que peuvent fournir les producteurs et les recycleurs réunis.

Dès lors, les scientifiques, en particulier les chimistes, rivalisent d’ingéniosité pour inventer de nouveaux matériaux qui pourraient remplacer ces matières devenues trop chères.

Et, là encore, c’est par l’industrie du papier que tout se déclenche : un tout nouveau procédé est mis au point dès 1844 en Allemagne par Friedrich Gottlob Keller (1816-1895) qui a remarqué que les guêpes fabriquent leur nid à partir d’une pâte de bois consciencieusement mâché.
Il invente alors la pâte à papier moderne à partir de fibres de bois broyées.

De fait, un bon exemple de bio-inspiration.

La machine originale de meulage du bois (coupe de bois) de FG Keller utilisée pour réduire le bois en pâte pour la fabrication du papier.
Source : Wikipédia

Et, très vite le procédé Keller est adopté et perfectionné par les industriels et, dans les années 1870, on n’a plus besoin de chiffons pour fabriquer du papier.

Le début de la fin.


Le temps des hygiénistes

Pour le système du chiffonnage et les chiffonniers, c’est une catastrophe absolue.

A partir des années 1870, la demande en chiffons baisse régulièrement et finit par se tarir ; le revenu de l’activité s’effondre, ce qui paupérise cette population déjà peu appréciée par la société en général et par les « hygiénistes » en particulier.

Mais qui sont ces terribles hygiénistes ?

Ces urbains très éduqués, souvent des médecins, souvent proches des autorités municipales et du pouvoir politique national, éclairés par les dernières découvertes de la microbiologie, attribuent les pires maux du monde au chiffonnage : misère, saleté, alcoolisme, épidémies.

Pour eux, il faut absolument contrôler encore plus strictement et « hygiéniser » cette activité, tout comme on l’a fait avec la mise en place du tout-à-l’égout… pour d’autres matières.

Les débris, chutes et chiffons deviennent alors d’immondes déchets…

“L’hygiène pour tous”
Un mini-documentaire de la BNF assez édifiant.
Source : Gallica / BNF
Un exemple étonnant de recommandations d’hygiénistes.
Source : Gallica / BNF – Le développement de l’hygiène au XIXe siècle 

Les bonnes idées de Monsieur Poubelle

Entre hygiénisme, industrialisation massive et grands travaux urbains, nos capitales européennes changent de visage au XIXe siècle.
Et la gestion des immondices, longtemps laissées dans les rues ou jetées dans les rivières, devient un vrai sujet.
 

A Paris, le préfet Eugène Poubelle (1831-1907) met en place dès 1883 un système municipal de collecte des « ordures », en particulier au moyen de récipients en métal munis d’un couvercle.

A l’origine, Eugène Poubelle avait prévu trois récipients, un pour les chiffons, le papier et le carton, un pour le verre, la céramique et les coquilles et un dernier pour les matières fermentescibles.

Il s’agissait donc bien déjà de tri des déchets.

Malheureusement ce dispositif est jugé trop compliqué à mettre en œuvre par les habitants et il est finalement décidé de réduire la collecte à un seul récipient où tout sera mélangé.

Décision qui se révèle évidemment une terrible erreur avec notre recul actuel !

Résultat, les matières que l’on pouvait jusque-là recycler sont mélangées aux matières fermentescibles et il devient trop compliqué et trop cher de les trier et de les laver, malgré quelques tentatives avortées.

Il est désormais bien moins coûteux de se fournir en matières premières « neuves » (ce qu’on appelle aujourd’hui des « matières premières primaires ») qu’en matières de « seconde main » (les « matières premières secondaires »).

Les débuts de l’enlèvement des ordures dans les grandes villes européennes.
Source : BEP Environnement

Qui plus est, les consommateurs exigeants quant à la qualité des produits qu’ils achètent ne veulent plus de ceux qui « viennent des ordures », qui sont faits avec ces « choses de la poubelle » maintenant que le nom du préfet est devenu commun et irrémédiablement associé à ses conteneurs.

Après un âge d’or de la circularité incarné par les chiffonniers, se dessine alors le spectre de l’économie linéaire et ses montagnes de déchets.

La suite de notre série Petites leçons d’Histoire
au prochain numéro.

Carte postale – Les chiffonniers
Source : Geneanet

Photo A la Une : Chiffonniers se disputant des déchets – Inscription au verso : “Lache-tu ça… ou j’te coupe la gueule à coups de cros. Si je te tombe sur la carcasse”Source : PICRYL

A lire aussi : “Grandeur et misère des chiffonniers de Paris” – Gallica / BNF


(1) Kirchherr, J., Reike, D., & Hekkert, M. (2017). Conceptualizing the circular economy: An analysis of 114 definitions. Resources, conservation and recycling, 127, 221-232.

(2) Barles, S., Corteel, D., & Lelay, S. (2011). Les chiffonniers, agents de la propreté et de la prospérité parisienne au XIXe siècle. Les travailleurs des déchets, 45-67.

(3) https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5558648z.texteImage


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