Réussir

Au XXe siècle, quand j’étais encore un enfant, on nous apprenait que réussir dans la vie, c’était avant tout bien gagner sa vie.
Le spectre du chômage rodait déjà, il fallait être autonome (financièrement évidemment), et, pour un garçon, pouvoir assurer un avenir et un toit à sa future famille.
Bon an, mal an, réussir dans la vie et réussir sa vie, c’était la même chose.
Il fallait faire des études (et, pitié, pas des études techniques ou manuelles), avoir un métier et gagner de l’argent pour avoir une maison, une voiture et une télé.
Et, rapidement, une plus grosse voiture et une plus grande télé.

Et celui qui se plantait, qui n’avait pas tout cela, celui-là était un looser.
Celui qu’on regardait avec pitié et compassion, celui qu’on ne voulait pas être.
Et si vous n’aviez pas tout ça ou, pire, si votre beau-frère ou vos anciens amis d’école retrouvés sur Copains d’Avant avaient plus que vous, c’est qu’ils avaient mieux réussi et que vous, vous étiez un tocard.
Amertume et rancœur.

Le spectre du chômage. La loose. L’échec.
Source : BBC – The 1980s ‘super recession’

Et donc, il vous fallait travailler plus pour avoir une nouvelle voiture plus grosse que la sienne et vachement plus de chaînes sur votre télé.

Et tout ça nous a mené où ?
Je ne parle pas personnellement (chacun doit trouver son équilibre comme il le peut), je parle collectivement.
En tant que société, ça nous a mené à quoi ?

Les boomers et autres vieux de la vieille nous diront qu’on a connu de biens pires périodes que celles-là, qu’on se plaint d’aise.
Qu’on baigne dans un niveau de confort jamais atteint dans l’Histoire. D’un certain point de vue, ça se défend.

Mais la vraie réalité, c’est que le monde autour de nous est en train de tomber en morceaux à une vitesse alarmante.
Et tout ça pourquoi ?

Parce que pendant des décennies et des décennies, on nous a dit que réussir c’était consommer.
Et que ce discours fondamentalement toxique a envenimé le monde.

Réflexions partagées.


Les bons soldats de la Sainte Consommation

Nous sommes en 1945, au lendemain de la pire guerre que l’humanité ait connue. L’Europe est complètement en ruines mais nous sommes libérés du cauchemar nazi.
Cependant, un autre spectre, peut-être aussi terrible, se dresse à l’Est, celui du Bloc Communiste, dictatorial et liberticide.

L’Europe n’a pas le choix.
Face à cette nouvelle (et réelle) menace, elle doit s’arrimer aux Etats-Unis qui, avec leur célèbre Plan Marshall, financent une grande partie de sa reconstruction. Puis l’Europe prend son destin en main en créant la Communauté européenne puis l’Union européenne.
Démocratie sociale et économie de marché.
Nous pouvions être fiers de notre modèle de société.

L’épanouissement dans la consommation.
La reconnaissance absolue.

Les Trente Glorieuses.
On ne veut plus entendre parler de ces vieilles histoires d’anciens combattants, on veut chanter, danser, claquer de la thune à tout va. Se payer des voyages, du bon vin et des manteaux de fourrure. Une nouvelle cuisine, de l’électroménager tout neuf.
Des gros steaks à tous les repas.
Et des bagnoles, plein de bagnoles.

On est beaux, on est riches, on consomme.
On en profite, c’est super.
On a réussi notre vie.

Ça se voit. J’ai réussi ma vie.

Et BimBadaboum !
La crise économique.

Là, les enfants, si vous voulez réussir comme nous et avoir de belles fringues de marque et des grosses bagnoles, il va falloir bosser dur.
Être meilleur que le petit voisin là-bas. Parce que regardez autour de vous, il y en a plein qui vont finir chômeurs.

Ce serait quand même la honte si vous ne pouvez pas vous payer au moins ce que nous on a.
La honte absolue. L’opprobre.  

Et, non, vraiment, des études manuelles ?
Faire ce qui te plaît ?
J’espère que tu plaisantes.

Tu crois que c’est comme ça que tu vas trouver un métier ?
Gagner de l’argent ?

T’acheter une bagnole et une télé ?  
Manger ton gros steak quotidien ?

Non, mon fils / ma fille, tu es dans le monde de la compétition et de la thune.

Tu dois être un bon élément, un bon soldat.
La Sainte Consommation a besoin de toi.

Fantasme social. Le rêve d’une génération. Notre rêve.

Et voilà où ça nous a mené·E·s

Petit bilan de cette histoire.
On ne va pas s’éterniser sur ces infos que vous connaissez déjà mais quelques petits rappels quand même :

Le réchauffement climatique qui constitue probablement la pire menace globale de toute notre histoire est en grande partie causée par l’essence et le diesel que nous consommons, par les centaines de milliers de containers qui voguent chaque jours sur les mers pour nous livrer des jouets chinois et des haricots verts du Kenya.

Nous jetons une très grosse partie des merdes que nous achetons et nombre d’entre elles finissent dans la nature, notamment dans ce continent de plastique grand comme la moitié de l’Europe qui flotte sur nos océans.

Les plus belles et les plus grandes forêts du monde, en Amazonie, en Indonésie et en Afrique sont brulées (avec leurs animaux dedans bien sûr) pour qu’on ait des barres chocolatées bien dégueu, du shampoing bien chimique et du soja du Brésil pour nourrir nos bonnes vieilles vaches européennes.

Franchement, quand on y pense, il y a vraiment de quoi avoir honte.

Parce que, très concrètement, cette manière de vivre détruit notre monde et menace très, très sérieusement la vie de nos enfants et, a fortiori, celles de nos petits-enfants.

C’est une réalité.
Notre modèle de société est toxique.


Modèle pourri

Ainsi, ce beau modèle de Travail > Thune > Consommation > Poubelle qui est celui de nos parents et de beaucoup d’entre nous est finalement complètement pourri.

Il nous faut l’admettre.

On nous apprenait même comment acheter.
Appréciez : “L’art d’être consommateur”

Évidemment c’est facile de dire que tout ça, c’est des conneries. C’est super facile. Beaucoup plus en tout cas que de reconnaître que tout ce qu’on nous a appris, c’est nul. Que c’est criminel même. Vraiment.

On n’est pas obligés de fusiller nos parents pour complicité de planétocide et destruction d’espèces vivantes. Mais il y aurait de quoi.
Sauf qu’à la limite, ils peuvent avoir pour excuse de ne pas avoir mesuré l’ampleur de la catastrophe.

Ce n’est pas notre cas.

Nous sommes les enfants d’un modèle toxique et nous devons en sortir.
Telle est notre responsabilité.

C’est aussi simple que ça.  


C’est peut-être jouable

On ne va pas se mentir, on est très mal barrés.

Cela étant, on peut essayer de limiter les dégâts. On ne va pas vous bassiner avec les hausses de 1,5, voire 2, voire 3 degrés des températures et ce qu’auraient dû faire les puissants à la COP 26.
À la limite, c’est presque incompréhensible pour le commun des mortels que nous sommes.

Non. Par contre, ce qu’on peut faire, c’est deux choses.

D’abord, changer nos habitudes de consommation personnelle et, ensuite, repenser nos modèles, nos représentations, nos fondamentaux.

Et commençons par nos petites habitudes de consommation.
D’un point de vue environnemental, sortir de ce modèle toxique cela signifie réduire notre empreinte écologique.

Et, pour ça, il y a des trucs somme toute assez faciles à faire.

Et pour ça, référons nous à ce très chouette instrument conçu par l’IEEP (Institute for European Environmental Policy), un centre de recherches en environnement, qui s’appelle Sustainable Living 2050.

Et qu’apprend-t-on dans ce truc ?

Pour commencer, il faut savoir que si tous les habitants de la planète consommaient comme nous autres Européens, il faudrait une quantité de ressources naturelles équivalente à celles fournies par trois planètes Terre.
Le changement de mode de consommation est donc indispensable pour ne pas transformer notre belle planète en sphère stérile et morte à l’horizon 2050.

Une mesure objective existe pour calculer notre impact en tant que consommateur et elle s’appelle l’empreinte matérielle (on en avait déjà un peu parlé ici).
Elle a été établie scientifiquement comme mesure de consommation des ressources naturelles par un individu donné.

Et le constat est sans appel : l’empreinte matérielle moyenne par Européen se situe entre 27 et 40 tonnes par an (de ressources naturelles consommées).

Or, pour revenir à un niveau qui n’épuise pas un peu plus notre planète chaque année, il faudrait à l’horizon de 2050 redescendre à un niveau de 8 tonnes par Européen et par an.

Dis comme ça, on se dit que cela paraît impossible.

Eh bien, non. Enfin si. C’est tout à fait possible.
Et c’est en cela que ce travail de l’IEEP est intéressant car, en plus de fournir cet outil de mesure, il donne des exemples de changement d’habitudes qui ont un impact visible et permettent à chacun de réduire son empreinte matérielle annuelle en travaillant sur 4 grands axes : l’alimentation, la mobilité, la maison et le style de vie.

Changer, s’améliorer, c’est possible.
Source : Institute for European Environmental Policy

Et c’est ainsi qu’on apprend, par exemple, quelques trucs très concrets pour réduire son empreinte matérielle d’une tonne par an :

  • Ne pas faire 2500 km en avion cette année (soit un aller-retour Bruxelles-Madrid).

  • Ne faire 495 km en voiture (cumulables évidemment).

  • Ne pas manger 33 kg de viande sur l’année (idem).

Et pour d’autres bonnes idées, c’est ici.

Donc, déjà, en faisant tout cela cette année, vous réduirez votre empreinte matérielle de 3 tonnes.

Un beau premier effort, en sachant que l’objectif c’est de passer d’ici à 2050 de 40 tonnes en moyenne par Européen à 8 tonnes, soit réduire au minimum d’une tonne par an.

Ce n’est donc pas impossible à condition d’adopter vraiment et durablement ces bonnes habitudes.  

Du coup, chacun sait ce qu’il a à faire.


Penser différement

Ça, c’était pour la partie technique, concrète et opérationnelle.

Mais au-delà de cela, il importe de revoir notre modèle de société, notre système de représentation.
Et donc de répondre à notre grande question :

Réussir, ça veut dire quoi ?
Pour nous, bien sûr, mais plus encore, pour nos enfants et petits-enfants.
Qu’est-ce qu’on doit leur dire et qu’est-ce qu’on doit leur montrer ?

Est-ce que c’est plus important d’aller en cours ou de manifester pour le climat ?

Est-ce que c’est mieux de réussir à tout prix ces études ou de s’engager dans un mouvement associatif solidaire ?

Est-ce qu’il faut qu’ils passent à tout prix leur permis de conduire ?

Les réponses sont dans les questions (en sachant que, pour chacune d’elles, on pourrait se dire que l’un n’empêche pas l’autre).

Et donc la réponse ultime pourrait être celle-là :
Réussir aujourd’hui, c’est participer et contribuer activement à la Grande Transition, consacrer son temps, son intelligence et son énergie à des projets qui soignent le monde, préserve les ressources naturelles et réduisent les inégalités.

Repenser nos ambitions. Vouloir autre chose pour nos enfants.

Être partie de la solution et non du problème.

Ils sont l’avenir. Et notre principal espoir.

Oui, d’accord, mais l’argent dans tout ça ?
Ben oui, c’est pas en manifestant pour le climat ou en militant dans une asbl de quartier qu’on va remplir le frigo.

À cet argument que devraient brandir nombre de parents et autres adultes responsables, il y a, selon nous, trois réponses à fournir.

La première, c’est que lorsque la catastrophe sera sur nous, l’argent aura beaucoup moins de valeur.
Lorsque nos villes seront des dômes de chaleur, que les vallées seront inondées ou que nos enfants devront tenir des blockhaus sur les rives de la méditerranée pour repousser l’arrivée de millions de réfugiés climatiques, l’argent ne servira pas à grand-chose.

Face aux défis que nous avons à relever, la valeur de l’argent et de la richesse trouve ses limites.

La deuxième, c’est que s’engager aujourd’hui dans l’action citoyenne, c’est de fait se former aux fonctions qui seront nécessaires demain.
La collaboration, l’entraide, la gouvernance partagée, l’action militante locale… autant d’expériences et de savoirs acquis qui auront bientôt plus de valeur (y compris professionnellement) que la vente, la publicité ou d’autres métiers en lien avec le modèle capitaliste.
C’est une évidence et nous devons commencer à l’accepter.
Et ce, sans même parler de l’importance de l’épanouissement personnel versus gros pouvoir d’achat.

La troisième, c’est le rapport entre argent et besoins.
Le soi-disant « besoin » d’une voiture neuve, d’une grande télé ou du dernier IPhone sont des besoins créés par la publicité et le modèle capitaliste de consommation effrénée.

Celle-ci, je crois que c’est la pire.
Le message est clair : Abandonnez toutes vos valeurs pour une bagnole.
Cauchemar.

Se poser la question de nos besoins réels et de l’argent vraiment nécessaire pour assouvir ces besoins réels fait clairement partie de la transition mentale que nous devons opérer.   

Et, bientôt sur Lively, nous nous poserons la question des origines de ce modèle libéral actuel toxique et de ses liens avec nos représentations de genre.
D’où nous vient cet irrépressible envie de gagner ?
De dominer ? D’être le premier ?

D’une culture patriarcal dominante dont on commence juste à prendre conscience ?

Peut-être. Sans doute.
En tout cas, un sujet que nous aurons à cœur de creuser avec vous bientôt.

Allégorie de notre modèle de société.
Source : PX Here

Et l’économie circulaire dans tout ça ?

Du coup, vous vous dites qu’on est quand même un peu barrés chez Lively.
On est censé parler d’économie circulaire à Bruxelles (et dans le reste de l’univers) et voilà qu’on parle d’éducation des enfants, de représentation de genres et autre topo historique un peu orienté.

Vous êtes sûrs que vous êtes toujours dans le sujet, Lively ?
Eh bien, oui, évidemment.

Fondamentalement oui et re-oui !

Parce que, justement, ce qui est génial dans l’économie circulaire, c’est que c’est précisément un modèle économique viable qui se fonde sur la recette éternelle de l’offre et de la demande mais sans piller les ressources naturelles.

En définitive, c’est tout simple.
L’économie circulaire c’est précisément l’économie de la Grande Transition.

Merci beaucoup à tous !


Un peu trash comme image mais un fond de vérité.
Une autre oeuvre de Christopher Dombres

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